L'élite française : le syndrome de Stockholm
La première scène du chef-d'œuvre de Stanley Kubrick sur la guerre du Vietnam, Full Metal Jacket, montre un groupe de nouvelles recrues du corps des Marines dont on passe le crâne à la tondeuse électrique. La scène se déroule à Parris Island, base des Marines en Caroline du Sud, où les jeunes incorporés se préparent à la guerre. Pendant les quarante minutes qui suivent, l'action porte sur celui dont le métier est de briser ces hommes, le brutal sergent Hartman, interprété par R. Lee Ermey. Celui-ci ne parle pas, il hurle. Il insulte les recrues, les traite de bons à rien et les ridiculise en les qualifiant de « tapettes ». Au moindre signe de rébellion, il les frappe. Il crie « Vous n'êtes pas ici pour vous amuser, bande de larves ! Vous allez me détester parce que je suis sévère, mais plus vous me haïrez, plus vous progresserez ».
Il n'y a pas grand-chose de commun entre Parris Island en 1967 et Les Editeurs, café huppé du sixième arrondissement de Paris où je suis assis en compagnie de trois étudiantes en Master à Sciences Po, par une chaude soirée de juin 2009. Je les ai invitées à prendre un verre, car elles ont étudié au sein des meilleures Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles. [...]
Pendant que nous sirotons notre Perrier, les jeunes femmes commencent à raconter leur expérience. Au premier abord, elles semblent enthousiastes. Ca a été dur, mais ça en valait la peine, insistent-elles, les yeux étincelants à l'évocation de leurs souvenirs. Mais alors que, continuant à discuter, elles commencent à analyser plus profondément par quoi elles sont passées, j'ai soudain un flash -et quelques-unes de ces scènes de Full Metal Jacket que j'ai évoquées plus haut jaillissent dans ma tête. [...]
Le fonctionnement de la prépa s'est avéré encore plus austère et éprouvant que je l'avais imaginé. On prend un groupe de jeunes gens particulièrement brillants, on les enferme ensemble à l'écart du monde pendant deux ou trois ans et on les pousse au bout de leurs limites. Si vous survivez, vous en sortez renforcé et vous vous identifiez avec les systèmes en dépit des épreuves subies. Si l'on était cynique, on pourrait décrire ce processus comme une forme du syndrome de Stockholm, au cours duquel les otages en viennent à s'identifier à leurs ravisseurs.
[...] Dans les pays anglo-saxons, les facultés intellectuelles sont importantes, mais ne sont pas tout. La personnalité, la coopération, les centres d'intérêt et les expériences personnelles qui contribuent à former le caractère sont tout aussi importants. Alors que les étudiants français les plus brillants sont coupés du monde, beaucoup de leurs contemporains britanniques ou américains partent découvrir le monde en prenant une année sabbatique à l'étranger, entre le lycée et l'Université. Cela leur permet de gagner en maturité dans d'autres domaines que la connaissance purement intellectuelle -et de prendre du bon temps.