Espionnage d'Air France, d'Israël et de l'Autorité palestinienne : nouvelles révélations Snowden
Grâce à un partenariat exclusif avec le site d'information « The Intercept », « Le Monde » a pu travailler sur l'intégralité des archives Snowden et en extrait aujourd'hui de nouvelles révélations.
Pour beaucoup, les révélations liées aux documents extraits des archives de l'Agence nationale de sécurité (NSA) américaine par un ancien consultant, Edward Snowden, aujourd'hui réfugié en Russie, étaient de l'histoire ancienne. Il n'en est rien.
Trois ans après sa décision de dénoncer, preuves à l'appui, l'existence d'un système de surveillance construit sur la collecte massive des données de communications, il reste de nombreuses leçons à tirer du stock impressionnant de documents soustraits à la NSA et à son homologue britannique, le GCHQ (Government Communications Headquarters).
À la conquête des téléphones portables en vol
Parmi les découvertes du Monde qui figurent dans cette nouvelle série de publications, il s'avère que la France a été ciblée par un programme d'interception des communications mobile à bord des avions commerciaux. L'usage des téléphones portables avec connexion Internet en plein ciel a donné lieu à la création de programmes spécifiques, à la NSA comme au GCHQ. qui ont très tôt pris la compagnie Air France pour cible principale.
Avec des résultats impressionnants, selon les documents internes des deux agences : la collecte des données se fait « quasiment en temps réel ». Pour espionner un téléphone, il suffit qu'il soit à une altitude de croisière de 10 000 pieds.
Le signal transitant par satellite, la technique d'interception se fait par des stations secrètes d'antennes au sol. Le seul fait que le téléphone soit allumé suffit à le localiser, l'interception peut alors être croisée avec le registre des listes de passagers et les numéros des avions, pour mettre un nom sur l'utilisateur du smartphone.
Le GCHQ peut même, à distance, perturber le fonctionnement d'un téléphone de sorte que son utilisateur soit contraint de le redémarrer avec ses codes d'accès : les services britanniques interceptent du même coup ses identifiants.
Ces programmes ont suscité un vif enthousiasme de la part des deux agences, « Le ciel pourrait appartenir à la NSA », écrivait en 2009 l'agence américaine dans l'une de ses newsletters internes décrivant le projet.
Des vols Air France ont spécifiquement été ciblés par la NSA et le GCHQ qui voulaient pouvoir écouter les appels téléphoniques passés depuis ces avions.
Parmi les cibles privilégiées de ces programmes, Air France. Dès 2005, la compagnie française apparaît dans un document de la NSA fixant les grandes lignes du projet de « traque des avions civils dans le monde entier ».
Daté du 5 juillet et signé par le numéro deux de l'une des principales directions de la NSA, chargée du renseignement d'origine électromagnétique (SID, Signal Intelligence Directorate), ce mémo de 13 pages recense sous forme chronologique et détaillée les principales étapes de ce programme pensé pour éviter « un nouveau 11-Septembre ».
On peut y lire que, dès la fin 2003, « la CIA considère que les vols Air France et Air Mexico sont des cibles potentielles des terroristes ». Le service juridique de la NSA précise alors « qu'il n'y a aucun problème légal pour cibler les avions de ces deux compagnies à l'étranger » et qu'« ils devraient être sous la plus haute surveillance dès qu'ils entrent dans l'espace aérien américain ».
Mais ces mêmes documents montrent que ce programme d'interceptions est loin de s'être limité aux membres présumés de cellules terroristes : sous la forme d'une devinette, les documents citent comme cibles potentielles des profils beaucoup plus variés : « Quel est le point commun entre le président du Pakistan, un trafiquant de cigares ou d'armes, une cible du contre-terrorisme ou le membre d'un réseau de prolifération nucléaire ? Ils utilisent tous leur téléphone portable lorsqu'ils sont dans un avion. »
La surveillance de la diplomatie israélienne
Officiellement, Israël et les deux agences de surveillance anglo-saxonnes les plus puissantes, l'Agence nationale de sécurité (NSA) américaine et son homologue britannique, le GCHQ (Government Communications Headquarters), sont unis par une sacro-sainte alliance. Intense du fait des enjeux de survie pour Israël, confiante au regard de l'excellence reconnue aux Israéliens en matière d'espionnage, et en forte croissance depuis dix ans, cette coopération unique a pourtant une face plus obscure.
Les documents consultés par Le Monde montrent que les Britanniques ont espionné la diplomatie israélienne, aussi bien à Jérusalem qu'à l'étranger. Ils visaient aussi des sociétés privées du secteur de la défense, des organismes d'Etat chargés de la coopération internationale ou encore des centres universitaires connus pour leur très haut niveau scientifique.
The Wall Street Journal et Der Spiegel avaient déjà montré que les services anglais et américains avaient surveillé les communications du premier ministre Benyamin Nétanyahou et celles du bureau du premier ministre Ehoud Olmert.
Selon nos informations, les espions ratissent beaucoup plus large. Ils visaient des services de l'Etat, notamment ses diplomates. Parmi ces identifiants figurent ainsi le numéro de téléphone du numéro deux du ministère des affaires étrangères israélien ou encore les e-mails d'ambassadeurs en poste à Nairobi, au Kenya, et à Abuja, au Nigeria.
Mais on trouve aussi parmi les cibles de ces agences des employés de sociétés de défense, comme Ophir Optronics, l'un des fleurons de la fibre optique et du laser, deux éléments clés des armements modernes et des industries de pointe, ou encore des centres de recherche de l'université hébraïque de Jérusalem.
La Jordanie et l'Autorité palestinienne étroitement surveillées
Le premier ministre britannique David Cameron et le roi Abdoullah de Jordanie, en septembre 2015
Au Proche-Orient, la NSA et le GCHQ ne font pas d'exceptions : tout comme Israël, l'Autorité palestinienne a été mise sous surveillance serrée par les agences américaines et britanniques.
Là encore, la NSA et son homologue britannique entretiennent pourtant d'étroites relations avec la monarchie jordanienne et l'Autorité palestinienne dans le domaine du renseignement.
La NSA et l'EWD, le service de renseignement électronique jordanien, sont même de très proches alliés : « A lui seul, l'EWD fournit une grande part des noms d'individus ciblés par la NSA » dans cette région, reconnaît une note des services américains.
Pourtant, dans les longues listes d'interceptions du GCHQ, se trouvent les coordonnées de la cour royale de Jordanie, du chef du protocole du roi et de l'ambassade de Jordanie à Washington.
L'Autorité palestinienne a également fait l'objet d'une surveillance intensive, loin de se limiter aux hauts responsables. Fin 2008 et en 2009, le GCHQ a ainsi ciblé les communications du cabinet du secrétaire général de l'OLP et celles d'un grand nombre de délégations palestiniennes dans le monde.
Notamment en France, en Belgique, au Portugal, au Pakistan, en Afrique du Sud ou en Malaisie. Des figures palestiniennes modérées étaient également espionnées : le Dr Ahmed Tibi, homme politique et député arabe israélien, chef du Mouvement arabe pour le renouveau, ou encore Ahmed Qoreï, premier ministre de l'Autorité entre 2003 et 2006. Autant d'éléments qui rappellent une règle ancienne de l'espionnage : les amis n'existent pas.
Comment « Le Monde » a travaillé
Ces révélations sont issues d'un partenariat exclusif avec le site d'information The Intercept, fondé, notamment, par les deux premiers destinataires des archives Snowden, Glenn Greenwald et Laura Poitras, Le Monde a pu travailler, en 2016, directement sur l'intégralité de ce fonds documentaire. Comme en 2013 et 2014, lors d'une première série d'articles tirés de ces archives, plusieurs mois ont été nécessaires pour mettre en place des conditions d'accès sécurisé à ce fonds, pour exploiter et comprendre des pièces souvent très techniques.
Les termes du contrat qui nous lie à The Intercept et ses fondateurs sont simples : le respect d'une ligne éditoriale en accord avec la démarche initiale d'Edward Snowden, la mise au jour du vrai visage de l'espionnage moderne, qui ne se contente plus de cibler des menaces mais surveille massivement les communications mondiales. Il ne s'agit pas de dénoncer des individus ou de mettre en péril des opérations, mais seulement de se pencher sur les excès de cette surveillance sans limite et de susciter un débat public sur son contrôle.
Où en est Edward Snowden ?
Edward Snowden vit toujours à Moscou, où lui a été accordé, en 2014, un permis de séjour à durée limitée. Le lanceur d'alerte n'a jamais caché sa volonté de retourner aux Etats-Unis, à condition d'y bénéficier d'un procès équitable. Ses avocats ont d'ailleurs récemment lancé une vaste campagne médiatique à la faveur de la sortie cette année du film d'Oliver Stone, Snowden, pour tenter d'obtenir une grâce présidentielle de Barack Obama. Le droit de résidence d'Edward Snowden expire en effet le 31 juillet 2017.
La réponse de la NSA et du GCHQ aux révélations du « Monde »
« Nous ne faisons jamais aucun commentaire sur des sujets liés au renseignement, a indiqué au Monde le porte-parole des services de renseignement technique britannique (GCHQ). Néanmoins, notre travail est mené conformément au strict cadre juridique et politique qui veille à ce que nos activités soient autorisées, nécessaires et proportionnées, et à ce qu'un contrôle rigoureux puisse être effectué par le secrétaire d'Etat, par la commission parlementaire au renseignement et à la sécurité ainsi que par l'autorité de régulation des interceptions et du renseignement.
De plus, le régime légal des interceptions pratiquées par le Royaume Uni respecte totalement la Convention européenne des droits de l'homme. »
De son côté, l'agence nationale de sécurité américaine (NSA) a fait savoir au Monde que « ses activités de renseignement sont en totale conformité avec le cadre juridique et politique en vigueur ».