
Des manifestants le 1er octobre à Douala, au Cameroun. Entre autonomie et indépendance.
Alors que le bras de fer entre les séparatistes anglophones et le pouvoir central camerounais se poursuit, Richard Moncrieff, directeur du bureau Afrique centrale au sein de Crisis Group, et Kag Sanoussi, président de l'Institut international de gestion des conflits, décryptent pour Le Point Afrique la crise qui secoue le Cameroun anglophone, une crise aux multiples enjeux. Deux regards, l'un africain, l'autre international, se rejoignent en signalant un impératif : il faut poursuivre les négociations et aller vers l'apaisement pour éviter la scission.
Le Point Afrique : Quels sont les facteurs, notamment historiques, à l'origine de la crise au Cameroun anglophone ?
Richard Moncrieff : Il y en a deux. Le premier, historique, qui remonte à l'indépendance en 1960, qui s'est traduite par un mariage inégalitaire entre deux anciennes colonies. La partie francophone et le gouvernement de Yaoundé ont pris le dessus sur les anglophones. Avec des décisions majeures comme la suppression en 1971 du fédéralisme cher aux anglophones, perçue comme une garantie de leur autonomie politique et culturelle, le Cameroun est entré dans une logique de très forte centralisation dont les anglophones ont fait les frais, se considérant comme marginalisés dans leur propre région. Alors qu'au départ l'idée était de fusionner les deux anciennes colonies en intégrant les pratiques et coutumes liées aux deux langues sur un plan égalitaire. Mais le système politique, juridique et éducatif francophone a largement dominé l'histoire du pays. Petit à petit, les anglophones en sont venus à réclamer non pas l'égalité, mais l'autonomie. On en vient au deuxième aspect, les éléments les plus récents, déclencheurs de la crise actuelle. Les négociations ont malheureusement échoué, malgré des débuts prometteurs...

Kag Sanoussi, président de l'Institut international de gestion des conflits.
Kag Sanoussi : En effet, si la crise actuelle a démarré en 2016, elle n'est en réalité qu'une émergence de ce qui couvait depuis longtemps. Les premiers fondements de la crise remontent à 1972 quand le premier président du Cameroun, Ahmadou Ahidjo, a « réunifié » le pays, jusque-là sous une forme fédérale. Inutile de revenir sur les éléments de la réunification, l'histoire a fait cela. Mais, à ce moment, les premiers sentiments de discrimination des anglophones ont commencé à s'exprimer. Même si le Premier ministre camerounais est anglophone, la représentation politique est jugée inégale et les anglophones sont minoritaires dans les instances nationales. À partir de 1981-1982, avec l'arrivée de Paul Biya, la centralisation s'est accentuée avec la création de deux régions, au lieu d'une. Et en 2016, les tensions sont réapparues, avec les avocats et les enseignants qui ont porté les nouvelles revendications.
Le pouvoir central a pourtant toujours mis en avant le bilinguisme du Cameroun comme un atout majeur, ce qui, par exemple, lui apporte l'avantage d'appartenir à la fois à l'Organisation internationale de la francophonie et au Commonwealth...
Richard Moncrieff : Oui, les autorités de Yaoundé ont toujours affiché ce bilinguisme, mais, dans les pratiques, on en est très loin. La présence de l'anglais dans l'administration est de plus en plus marginalisée, le régime de Yaoundé pratique une gouvernance par cooptation des élites, ce qui est vrai pour tout le pays. Des élites éloignées de la population, y compris en zone anglophone où on leur a toujours reproché d'avoir mal géré l'indépendance en 1960. Il y a de manière générale au Cameroun une rupture entre les élites et la population.
Kag Sanoussi : Comme toujours dans ce type de crise, il y a des revendications légitimes mises en avant de manière plus radicale par certains. En l'occurrence ici, une majorité souhaite le retour au fédéralisme, les plus radicaux, la sécession. La réponse de l'État manifestement ne laisse pas entrevoir les dessous d'un apaisement. Même s'il y a eu certaines avancées en termes de réponses aux revendications exprimées.
Justement, les séparatistes anglophones sont-ils soutenus par la population ?
Richard Moncrieff : Il n'est jamais aisé de cerner l'avis des populations, mais à partir d'une étude très approfondie réalisée sur les médias sociaux et à partir d'entretiens que nous avons réalisés sur le terrain depuis un an, on peut affirmer que le fédéralisme a de plus en plus de soutien. C'est une idée qui a toujours été très populaire au Nord-Cameroun, mais, aujourd'hui, elle l'est de plus en plus. En revanche, l'idée de sécession beaucoup moins, même si elle tend à croître...
Kag Sanoussi : Ce qui est certain, c'est que la majorité n'est pas favorable à l'autonomie, mais le retour au fédéralisme est surtout un traitement égalitaire. Tout dépend de quel point de vue on se place. Si on interroge les francophones par exemple, on voit qu'ils ne veulent pas en entendre parler, de la même manière que si on interroge les Français sur une éventuelle indépendance de la Corse ou, et l'actualité le démontre, les Espagnols sur celle de la Catalogne. Pour eux, il n'est pas question de revenir sur l'unité territoriale. En Afrique, il en va de même, d'autant que le seul cas qu'on connaît est celui du Soudan du Sud où ce n'est pas la joie. On risque de créer de nouvelles sources de conflit au sein du continent. La solution passe par la négociation et un développement harmonieux de l'ensemble du territoire national.
La gestion de la crise aurait alimenté les ressentiments et poussé une partie de la population, pas forcément favorable à l'autonomie, à épouser cette idée ?
Richard Moncrieff : C'est la réaction générale des autorités de Yaoundé, mais aussi le discours politique de déni et le manque de reconnaissance du bien-fondé de certains griefs qui poussent une partie de la population à réclamer aujourd'hui la partition.
Kag Sanoussi : Incontestablement. La répression, très forte, a permis à un petit groupe de se radicaliser. La flambée de violences aujourd'hui, la division, ne donne pas de signes positifs pour apaiser les choses. D'après nos travaux, une approche de dialogue est à encourager parce que le risque, c'est de voir apparaître au Cameroun un front interne, ce qu'il ne peut pas se permettre. Ils doivent reprendre les négociations pour une solution durable. Un conflit refoulé, et c'est un cas classique, depuis 1972, mal ou pas suffisamment traité ou de manière partielle, revient avec violence. La seule alternative est d'aller au bout du processus, ce qui passe par un règlement politique dans lequel chaque partie sortira satisfaite.

Richard Moncrieff est le directeur Afrique centrale d'International Crisis Group, basé au Cameroun.
N'y a-t-il pas également des facteurs économiques. Les anglophones considèrent leur région parmi les plus riches du Cameroun, alors qu'ils ne bénéficient pas des investissements les plus importants...
Richard Moncrieff : Oui, ce qui n'est pas seulement vrai pour cette région, d'autres se sentent marginalisées sur le plan économique. Mais, en effet, combiné à un sentiment identitaire très fort, cela donne ce résultat. Il faut toutefois préciser que, si les régions anglophones sont en effet assez riches, au niveau de l'agrobusiness notamment et sur le plan pétrolier (il faut savoir que le pétrole est produit en majorité dans les eaux nationales, en l'occurrence, au large de la région anglophone), il n'est pas exact, dans les faits, de dire qu'il est produit en zone anglophone. Mais cela dit, l'existence des champs pétroliers au large de la zone est un enjeu pour les anglophones qui les considèrent comme une partie de leur héritage. Cela dit, quand les anglophones accusent le pouvoir central de les négliger, ils n'ont pas tout à fait tort. Par exemple, le port de Douala est largement privilégié par rapport à celui de Limbé. Les investissements en infrastructures ont favorisé le littoral et le centre...
Kag Sanoussi : Cette partie du Cameroun est riche, c'est un fait. Ce qui peut laisser penser qu'il y a des intérêts extérieurs à ce soulèvement. Il y a toujours une main invisible, comme Fantômas, nous le savons. C'est pourquoi il ne faut pas oublier les aspects économiques. C'est une région riche, donc convoitée. Il n'est pas exclu que des mains étrangères puissent y trouver des intérêts. Pas forcément des États, mais des multinationales. D'où d'ailleurs la réaction ferme de l'État qui ne souhaite pas laisser cette zone devenir un champ aux mains des vautours.
Le pays, y compris la région anglophone, a-t-il intérêt à la partition sur le plan économique ?
Richard Moncrieff : On dit que le Cameroun va mieux, du moins beaucoup mieux que le reste de la région qui va très mal. Le dernier rapport de la BAD (Banque africaine de développement) ainsi que les autres institutions internationales le disent. Ces institutions se basent surtout sur des éléments macroéconomiques. Or, on constate au Cameroun, comme dans le reste de l'Afrique d'ailleurs, que cette bonne santé macroéconomique ne se traduit pas forcément par une croissance notable et un grand nombre de créations d'emplois, notamment pour les jeunes qui représentent une forte partie de la population. Il faut également ajouter que le Cameroun fait face à plusieurs crises qui pèsent sur l'économie : la crise dans l'Extrême-Nord avec Boko Haram qui impose également de relancer le développement régional ; la crise anglophone qui a eu un impact économique certain, ne serait-ce qu'avec la coupure d'Internet qui a pénalisé les entreprises locales ; l'afflux de réfugiés dans l'Est... Des facteurs politiques et sécuritaires qui pèsent forcément sur l'économie.
Kag Sanoussi : Il va sans dire qu'il n'est pas dans l'intérêt du Cameroun, y compris des anglophones, d'aller vers une partition. Encore une fois, si on se réfère au précédent soudanais, suivre le même chemin n'est pas à conseiller. Raison de plus pour reprendre le dialogue. Il vaut mieux gagner la paix que la guerre. Il est préférable de discuter. Ce qui n'est pas une preuve de faiblesse, bien au contraire. Il faut privilégier l'intérêt général. La page qui s'ouvre aujourd'hui doit permettre de tout mettre sur la table et de rouvrir les négociations pour apaiser, durablement, la situation, tout en restant vigilant sur les mains extérieures.
Si la crise semble tourner actuellement à l'avantage de Yaoundé avec les dissensions au sein des séparatistes, le problème ne risque-t-il pas de ressurgir, justement à l'approche des élections ?
Richard Moncrieff : Je suis d'accord avec cette analyse. Les anglophones sont en effet fortement divisés, y compris au sein de la diaspora. Bien que le mouvement de 2016 et de 2017 se manifeste essentiellement au Cameroun, on voit de plus en plus de leaders prendre le chemin de l'exil. Avec tous les problèmes que l'on connaît au niveau de la diaspora, fortement divisée, y compris sur la question de la séparation. Certains pensent que cela n'est pas réaliste vu les conséquences de la création du Soudan du Sud. D'autant qu'ils n'ont pas de soutien de l'international qui fait le jeu de Yaoundé, légitimé dans sa fermeté parce qu'il fait face à des radicaux avec qui on ne peut pas négocier. D'autres anglophones pensent qu'il faut au contraire revenir à un fédéralisme négocié avec Yaoundé. Les divisions au sein des anglophones tendent ainsi à affaiblir le mouvement et, malheureusement, à alimenter la tentative de déni du régime central. Et, par conséquent, augmenter le ressentiment des populations. Ce qui est une réalité, l'insatisfaction des gens de la rue et des jeunes. Et pas uniquement des activistes. Le problème doit être traité sur le plan politique pour éviter que ces ressentiments ne mènent à de nouvelles violences, surtout à l'approche de 2018, année électorale...
Kag Sanoussi : Je reste entièrement convaincu que c'est la seule voie. La division n'est dans l'intérêt de personne. D'autant que le Cameroun est un pays difficile à gérer, avec plusieurs ethnies. Le seul schéma envisageable est celui du dialogue. Et nous pensons que c'est possible. Dans le cas contraire, si le conflit est mal géré, il risque d'être refoulé de nouveau et de ressurgir dans cinq à dix ans, voire plus tôt avec la prochaine échéance électorale. Cela dit, les autorités centrales l'ont compris. Ils ne prendront pas le risque de voir se développer les ressentiments au sein d'une de leurs minorités, au risque de se radicaliser et d'aller vers l'embrasement.