S'il y en a un qui s'y connaît en matière de « changement de logique », c'est bien Lewis Carroll. L'auteur britannique du conte pour enfants Les Aventures d'Alice au pays des merveilles (1865), grand amateur d'énigmes, s'est amusé à créer un monde où tout semble logique, mais sur des bases qui paraissent « ridicules » à l'enfant qui s'y est égaré. De l'autre côté du trou, chaque parole ou comportement semble à la fois logique et aberrant.
Pour notre numéro consacré à la question « Peut-on changer de logique ? », nous vous proposons de (re)lire des extraits du fameux conte, présentés par Victorine De Oliveira. Vous pouvez les lire ci-dessous ou, si vous préférez le format papier, les retrouver dans le cahier central détachable de ce numéro 153, disponible en kiosque.
« Mais enfin, c'est logique ! » Dès lors que cette exclamation surgit dans une conversation, c'est que rien ne va plus. Le monde commun que vous pensiez partager avec votre interlocuteur vole en éclats, et vous avez subitement l'impression de discuter avec un fou, un imbécile ou un sourd.
Résultat : soit des poings tapent sur la table et de la vaisselle vole, soit vous claquez la porte - ou les deux. À vrai dire, avec une telle effusion, on n'est pas loin d'une scène du célèbre conte pour enfants du Britannique Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles.
L'histoire est connue. Après avoir couru derrière un lapin blanc pathologiquement en retard, Alice tombe dans un trou qui la mène au Pays des merveilles. Elle y croise, entre autres étrangetés, un dodo amateur de course, une chenille méprisante, un chat grimaçant, un chapelier fou et une reine sanguinaire : autant de personnages pas franchement sympathiques, plutôt inquiétants, aujourd'hui entrés dans la culture populaire.
Tout au long de ce qui s'avérera un rêve, Alice se demande comment s'ajuster à l'étrange logique qui règne dans les lieux, jusqu'à remettre en cause sa propre identité. Car la logique et la façon dont nous raisonnons forment un maillage invisible qui nous lie les uns aux autres. Si quelqu'un s'avise de rompre un seul tout petit maillon, cela devient perturbant, voire exaspérant.
Il est par ailleurs très facile de donner à un discours les apparences de la logique, en jouant avec les mots ou en mimant les mécanismes du raisonnement, comme le syllogisme. Et si le temps était une personne qu'il était possible de vexer, parce que bon, vous savez, à force de le tuer, il est un peu fatigué de servir de défouloir universel ?
Rester bloqué à 6 heures, soit l'heure du thé pour les Britanniques, devient subitement logique : pas le temps de faire la vaisselle, il faut donc trouver une table assez grande pour tourner indéfiniment autour. Certes, c'est un peu « ridicule » comme dirait Alice. Mais c'est logique.
Quand elle maîtrise enfin les règles étranges du Pays des merveilles, Alice gagne en assurance. La Reine de cœur a beau menacer de lui couper la tête, elle se souvient que ses soldats ne sont au fond que de minces cartes à jouer.
En anglais, Wonderland contient le terme wonder, qui est à la fois « la merveille » et ce qui interpelle, questionne. Lewis Carroll adorait les énigmes et les devinettes. Il a mis en scène une fillette qui grandit et rapetisse selon ce qu'elle mange et boit, manière de la confronter à cette énigme qu'est le passage à l'âge adulte.
Les adultes ne vous semblaient-ils pas, dans votre enfance, agir selon des règles mystérieuses ? De la même façon, les enfants ne vous semblent-ils pas, à présent, obéir à leur propre logique, plus enchantée ? Normalement, passer de l'un à l'autre est définitif.
Mais Lewis Carroll nous rappelle que, pour naviguer entre les deux, il suffit de savoir croquer le bon bout de champignon.