Alors que le Parlement français s'apprête à adopter une loi destinée à mieux bloquer l'accès des mineurs à la pornographie en ligne, d'autres pays occidentaux planchent sur cet objectif. Avec les mêmes difficultés : instaurer un filtrage efficace qui ne menace pas les libertés publiques. État des lieux d'un casse-tête démocratique.
Le 24 mai 2022, l'Arcom, le gendarme de l'audiovisuel et du numérique en France, demande en justice le blocage de cinq sites pornographiques, dont Pornhub, à cause de leur incapacité à réguler l'accès des mineurs à leur contenu. La justice a rejeté la requête pour erreur de procédure.
Aujourd'hui, en France comme dans la majeure partie du monde, quand un internaute se connecte sur un site pornographique, il lui suffit de confirmer en un clic qu'il a bien 18 ans. Même quand ce n'est pas le cas. Ils seraient 2,3 millions de mineurs en France à fréquenter des sites destinés aux adultes, selon une étude de l'Arcom de 2022. 80 % des mineurs auraient déjà vu des contenus classés X, et à 12 ans, près d'un enfant sur trois aurait déjà été exposé à de telles images, selon un rapport rendu par le Sénat en 2022.
C'est à cette situation que le projet de loi SREN (loi sur la sécurisation et la régulation de l'espace numérique) prévoit de mettre fin. Adopté le 17 octobre dernier par l'Assemblée nationale, le texte doit encore être examiné en commission mixte paritaire en décembre prochain. L'ambition du texte est d'obliger les plateformes à filtrer leurs internautes grâce à un système de vérification d'âge, qui reste encore à établir.
Sauf qu'à ce stade, il n'existe pas de formule satisfaisante. D'ailleurs, l'obligation pour les sites pornographiques de filtrer leurs visiteurs mineurs existe depuis une loi de 2020, sans effet tangible sur les activités en ligne des adolescents. La question du "comment", cruciale, la France n'est pas la seule à se la poser. Aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Australie, des projets de blocage ont fleuri, tous axés autour de la vérification de l'âge des internautes qui tentent d'accéder à des sites pornographiques.
Et tous se sont heurtés à une difficulté : instaurer un filtrage efficace qui ne menace pas les libertés publiques. Pour Bastien Le Querrec, membre de La Quadrature du Net, collectif de lutte contre la surveillance des États et des acteurs privés, le projet de loi SREN franchit cette barrière. Le texte délègue à l'Arcom, gendarme de l'audiovisuel et du numérique, le soin de déterminer un référentiel qui servira de ligne de conduite aux sites ; mais lui ouvre également un pouvoir de sanction des sites récalcitrants. "Le gouvernement a dit que la sanction judiciaire n'était pas assez rapide, alors ils sont passés à la censure administrative. C'est un discours totalement contraire à l'état de droit", s'indigne Bastien Le Querrec.
Riposte de l'industrie du X
Qui dit vérification, dit identification. Parmi les mesures évoquées, l'une passe par la reconnaissance faciale de l'internaute, l'analyse de l'historique de navigation, ou encore la communication d'une pièce d'identité. Autant de procédés contestables en justice, et les premières tentatives de législation aux États-Unis ont vite connu une riposte de l'industrie du porno. En septembre 2023, la justice fédérale a invalidé une loi du Texas, l'un des États pionniers sur la censure de sites X, en estimant la loi trop large et vague, et donc attentatoire à la liberté d'expression des plateformes. "Ces mesures sont coûteuses et difficiles à mettre en place pour l'industrie pornographique", décrypte Ashley Johnson, analyste politique pour la Fondation pour l'information, la technologie et l'innovation (Itif) à Washington.
Depuis que l'Utah a adopté en mai 2023 une loi obligeant ses utilisateurs à fournir une pièce d'identité pour se connecter, le site Pornhub, l'un des géants du contenu pour adultes, a carrément annoncé qu'il cessait sa diffusion dans cet État. Lorsqu'un internaute de l'Utah tente d'aller sur Pornhub, il tombe sur une vidéo de l'actrice X Cherie DeVille, qui explique cette décision, en mettant en avant les capacités des adolescents à utiliser un VPN, un instrument de connexion sécurisée qui permet d'échapper à un filtrage lié à la localisation.
"Tout parent d'un adolescent sait que les enfants savent utiliser les VPN pour regarder des dessins animés japonais en streaming dans des pays étrangers, écrit-elle pour Rolling Stone. Les ados peuvent contourner les demandes d'identification de l'Utah en quelques secondes (...) Nous contestons les lois restrictives comme celle de l'Utah parce qu'elles échouent à régler le problème. (....) Il est probable que les résidents de l'Utah iront chercher du porno ailleurs car ils ne veulent pas télécharger leur permis de conduire sur un site pour adultes." Pornhub prône la solution de l'outil parallèle : des smartphones ou des ordinateurs conçus pour les mineurs, qui bloquent tout accès à du contenu pour adultes.
Pour Ashley Johnson, la vérification de l'âge peut constituer une solution viable, à condition d'une technologie adaptée. "Une option de protection de la vie privée serait de soumettre de la reconnaissance faciale à une intelligence artificielle, suggère-t-elle. Évidemment, il faudrait que cette technologie soit encadrée, et garantisse que les photos soient supprimées."
L'autre solution, selon elle : un système d'identification électronique plus adaptable que les rigides modes actuels d'identification. "Si on les paramètre correctement, on pourrait imaginer pouvoir communiquer seulement l'information pertinente à la plateforme, à savoir la date de naissance, sans les autres données personnelles."
Un compromis que certains opposants voient comme une compromission. Pour La Quadrature du Net, toutes les mesures envisagées ont un caractère "intrinsèquement intrusif", même la "moins mauvaise solution" envisagée, selon ses mots : le double anonymat. Proposé par la Cnil, la commission chargée de la garantie des libertés sur internet en France, ce système prévoit que d'un côté, un opérateur fournit une identité numérique sans savoir à quoi elle va servir, et de l'autre, le site sur lequel l'attestation est utilisée ne connaît pas l'identité de l'internaute.
"Cette solution reste inacceptable et dangereuse, car elle implique la mise en place d'une identité numérique d'État qui deviendrait obligatoire pour aller sur un site pornographique. Et même en imaginant que cet accès soit parfaitement sécurisé, le fait de devoir s'identifier en ligne constitue une atteinte à la possibilité d'être anonyme en ligne, dénonce Bastien Le Querrec. Or, le droit à l'anonymat est consubstantiel à celui de la vie privée, la liberté d'expression, d'opinion."
Précurseure, la Grande-Bretagne tâtonne depuis 2017 sur cette question. Après plusieurs reculs, elle a fini par adopter en octobre 2023 le "Online Safety Act", un texte large, ambitieux, comparable à son homologue français, qui vise à renforcer la sécurité numérique.
"Ce texte instaure deux régimes parallèles, structurés différemment : ou bien les sites interdisent totalement l'accès aux enfants, comme Only Fans, et ils doivent instaurer une vérification d'âge. Ou bien il s'agit de plateformes qui s'adressent à la fois aux enfants et aux adultes, comme les réseaux sociaux, et dans ce cas, elles ont un devoir d'assurer la sécurité des enfants et de faire en sorte que le contenu pour adultes soit à part, par exemple sur une section dédiée, ou accessible seulement par filtre", éclaire Lorna Woods, professeure en droit numérique à l'université d'Essex, qui a planché sur de nombreux projets de réflexion sur la sécurité sur internet, et prône une responsabilisation des plateformes sur les effets de leurs contenus.
"Mal nécessaire"
Comme en France, le législateur britannique ne précise pas les modalités du contrôle de l'âge. Il délègue la feuille de route à son propre gendarme des télécoms, l'Ofcom, qui a annoncé le lancement d'une série de recommandations à partir de novembre 2023 jusqu'au cours de l'année 2024. Dans une logique proche de celle de la Cnil, Lorna Woods juge pertinente l'identification par le biais d'un intermédiaire. "C'est notre devoir d'établir un système qui n'est pas parfait, mais qui soit le plus proportionné possible au but recherché, résume-t-elle. C'est un mal nécessaire, mais qui doit s'effectuer en préservant au maximum la vie privée."
Du côté de la Quadrature du Net, on penche pour le statu quo : l'autocertification en ligne. Bastien Le Querrec regrette que d'autres solutions n'aient pas eu l'occasion d'émerger dans le débat : l'extension du contrôle parental, la régulation des messages sexistes véhiculés par la publicité, l'accent sur l'éducation sexuelle. "C'est très difficile de se faire entendre, déplore Bastien Le Querrec. Dès qu'on suggère qu'on peut réguler autrement, on se voit répondre qu'on ne veut pas protéger les enfants."
L'Australie est pourtant arrivée à cette conclusion : aucun des projets de régulation de l'accès aux contenus pour adultes ne lui a semblé satisfaisant. Après plusieurs mois d'étude de diverses options, en août 2023, le pays a jeté l'éponge. "Il est clair d'après notre feuille de route que chaque forme de vérification d'âge présente des problèmes d'atteinte à la vie privée, de sécurité, d'efficacité ou de mise en place technique", a déclaré le gouvernement. À la place de cette réforme, le pays a mis l'accent sur la formation des parents aux outils de contrôle parental numérique, et sur l'éducation au consentement.