Le film de Coralie Fargeat, dans ses outrances parfaitement assumées, s'avère aussi stimulant qu'irritant. Irritant parce que long, répétitif et abusant d'artifices pour créer le choc et le bizarre. Stimulant parce que l'utilisation du genre horrifique pour soutenir un discours féministe radical s'avère particulièrement inattendu, drôle et jouissif.
Comme dans tous les bons films de genre, l'idée de départ est aussi simple que lisible : Elisabeth Sparkle, star du fitness vieillissante découvre par hasard un produit lui permettant de créer un double d'elle-même, baptisé Sue, un double plus jeune et plus parfait (Margaret Qualley), « la meilleure version d'elle-même » selon l'injonction répétée sur tous les tons par les « experts » en développement personnel qui ont aujourd'hui envahi les ondes et les étagères de librairie.
Une fois ce double créé, il suffit de respecter l'alternance pour que tout se passe bien : une semaine durant laquelle le double jeune vit et s'épanouit ; la semaine d'après pour que l'originale vive sa vie à son tour, et ainsi de suite... Pour Sparkle (littéralement « étincelle »), c'est le remède providentiel au moment où elle vient de se faire virer par le dirigeant de la chaine de tv sur laquelle elle officiait depuis des années.
Grâce à son double, Elisabeth tient sa revanche, pas vraiment par procuration puisqu'elle et sa copie rajeunie ne sont en fait qu'une seule et même personne. Mais malgré cela, la copie peu à peu ivre de sa propre jeunesse et du sentiment de puissance qu'elle procure sur le marché, commence à prendre ses aises avec l'alternance, ce qui provoque des dommages irréversibles et grandissants sur le corps et l'âme du modèle original...
Le monde tel qu'il est, et sa traduction horrifique.
Fidèle au principe cardinal du film d'horreur, Fargeat fait un constat sur le monde tel qu'il est, et pousse le curseur pour le traduire en images-choc. Et il faut bien dire qu'elle n'y va pas avec le dos du scalpel pour décrire, par exemple lors de la scène de naissance du double, ce qu'est réellement une opération de chirurgie esthétique une fois débarrassée du glamour publicitaire qui l'enveloppe : gros plans de plaie béante, de sang coulant à flot, de peau tirée jusqu'à rompre, d'aiguilles transperçant le derme...
Elle traduit tout aussi parfaitement la « date de péremption » infligée aux femmes dans le show business (pour la version comique, il faut voir ce sketch d'Amy Schumer à l'époque où elle était drôle...) et plus largement dans la société entière. Cette date qui indique, comme le verbalise le directeur de la chaine de TV (Dennis Quaid) au moment de virer Elisabeth, que : « après 50 ans, c'est fini ».
« Fini » mais pas pour les hommes, qui continuent d'occuper les positions de pouvoir, quels que soient leur apparence physique et leur âge. Les personnages masculins ne sont montrés en position dominée que lorsqu'ils se trouvent face à une beauté qui les subjugue (le voisin bafouillant devant Qualley) mais cette arme unique de la beauté/jeunesse à disposition des femmes sur le marché « libre et non-faussé », Fargeat en décrit l'envers avec beaucoup de précision dans ce qui est la meilleure scène du film : on y voit Elisabeth se décider, après beaucoup d'hésitations et de frustration, à profiter de sa vie de femme de 50 ans, et à aller diner avec un ancien élève de son école rencontré plus tôt.
Elle se prépare et se maquille, puis avant de sortir, jette un œil sur son double endormi, la sculpturale Sue, incarnation ultime des normes de beauté qu'elle-même incarnait jadis. Elle retourne alors devant son miroir et se maquille un peu plus, puis s'apprête à nouveau à sortir quand elle voit, à travers la baie vitrée, l'immense affiche publicitaire exposant à nouveau la perfection de son double devenu entretemps sa remplaçante sur la chaine de télévision.
Comme insultée par cette image, Elisabeth reviens à son miroir une fois de plus, se rhabille nerveusement en cachant son décolleté, arrache son maquillage avant de le refaire en pleurant de rage. Enfin, alors qu'elle est sur le point de partir, c'est sa propre image en reflet dans le bouton doré de la porte d'entrée qui l'agresse et l'arrête. Elle renonce finalement à son rendez-vous et reste prostrée chez elle, devant la télé...
C'est cette scène qui, par sa sobriété et son efficacité, illustre par contraste les défauts souvent agaçants du film de Coralie Fargeat.
Parmi eux, l'utilisation abusive de tout ce que le cinéma offre en termes de « trucs et astuces » pour créer de l'étrange : effets stroboscopiques, sons distordus, montage clipé, flashes, et on en passe... Comme si elle ne faisait pas confiance à la justesse et à la force de son propos, elle tente sans arrêt de capter une attention qui l'est déjà, et le fait de crier en permanence « attendez ne partez pas ! » met les nerfs du spectateur, même le plus assidu, à rude épreuve.
Un spectateur auquel elle ne fait manifestement pas plus confiance qu'à son histoire, puisqu'elle lui explique et sur-explique les événements de son scénario et le destin de ses personnages, histoire d'être sure et certaine que tout le monde a bien compris.
Exemple-type lorsqu'on retrouve, sous format de vieillard tremblotant, le garçon jeune et beau qui fait découvrir la substance à Elisabeth au début du film : il porte, de manière très visible, le même tatouage hyper-reconnaissable sur le bras, ne laissant que très peu de doutes sur son identité, et pourtant, la réalisatrice nous gratifie d'un flash-back « explicatif » pas franchement nécessaire... Parmi ses références, Coralie Fargeat cite souvent « Requiem for a dream » et on peut facilement trouver dans cette source l'origine des facilités auxquelles elle s'abandonne régulièrement dans « The substance », Darren Aronofsky faisant partie de ce qu'il y a de plus lourdingue et pataud dans la liste des réalisateurs américains « auteurisants » actuels (et la liste est longue...).
Des références/copies en parfaite cohérence avec le propos.
Mais il faut bien le dire, ces défauts ne parviennent pas à totalement annihiler le plaisir ressenti à la vision de « The substance ». D'abord parce que les autres sources d'inspiration sont particulièrement jouissives pour qui aime l'horreur au cinéma. Il y a bien entendu, et de manière littérale (il s'agit plus de citations que de références) « The shining » de Kubrick, « La Mouche » de Cronenberg (la déchéance physique finale est calquée quasiment au plan près sur la détérioration de Jeff Goldblum dans l'original), ou « The thing » dans la scène finale, là encore calquée sur l'une des scènes les plus mythiques (et drôles) du film de Carpenter 1. Des copies, plus jeunes et plus fraiches, de scènes originales parfaites, voilà qui rejoint très précisément l'argument du film, de manière ludique et cinéphile.
Ce côté ludique et drôle, c'est ce qui fait de « The substance » un film un chouïa indigeste, mais pas une farce immangeable. Le final grand guignol et apocalyptico-grotesque (avec une nième référence/copie du « Carrie » de De Palma) est clairement assumé et valide le choix du registre horrifique pour porter avec efficacité un discours radicalement féministe. Un discours qui n'oublie pas de proposer une vraie piste de guérison au mal qu'il pointe : « You are one » ne cessent de clamer les notices d'utilisation de la substance ou la voix (masculine mais passons...) au téléphone, invitant à la sortie des règles du jeu du marché et à une solidarité féminine intergénérationnelle sans laquelle le seul résultat ne peut être qu'une compétition acharnée menant à la destruction de l'une ou l'autre (ou dans le cas présent, des deux) et à la sempiternelle perpétuation de la domination du même genre.
On va attendre avec impatience le prochain film de Coralie Fargeat, en espérant qu'elle se débarrasse de certains oripeaux irritants, mais elle démontre déjà que la descendance Cronenbergienne dans le cinéma français est certainement ce qui se fait de plus dérangeant et intéressant, notamment chez les cinéastes femmes. On pense à Julia Ducournau avec « Grave » et « Titane », et surtout à Marina De Van qui avec « Dans ma peau » en 2002 avait réalisé le chef d'œuvre du body horror français...
(1) Dans un registre moins horrifique (quoique) on pourra aussi apprécier la citation du « Il était une fois la révolution » (1971) de l'immense Sergio Leone, lorsque Coralie Fargeat filme en très gros plans les bouches mastiquant la nourriture...