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Mark Shuttleworth : "Ubuntu croît de 100 % chaque année"


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Karmic Koala, la dernière version du système d'exploitation libre et gratuit Ubuntu, sort jeudi 29 octobre, cinq ans après le lancement de cette version de Linux. Ce système d'exploitation - le logiciel fondamental qui fait tourner l'ordinateur, comme Windows ou Mac OS - est basé sur Linux, noyau logiciel libre et gratuit. Tout utilisateur peut avoir accès au code-source, l'architecture du logiciel, et est libre de le modifier s'il le souhaite et de le redistribuer gratuitement. Plusieurs systèmes d'exploitation basés sur Linux existent ; Ubuntu est aujourd'hui le plus utilisé, avec une part de marché estimée à environ 1 % des ordinateurs dans le monde. Mark Shuttleworth, le créateur de la fondation Ubuntu, revient sur ces cinq années de développement.

Il y a cinq ans, vous avez lancé Ubuntu avec le slogan "Le Linux pour les êtres humains". Aujourd'hui, considérez-vous qu'Ubuntu et Linux sont devenus "grand public" ?

Je ne peux pas parler pour toutes les distributions de Linux, mais en ce qui concerne Ubuntu, nous poursuivons une croissance régulière. Beaucoup de gens utilisent Linux dans leur vie quotidienne, souvent sans le savoir, parce que c'est ce qui fait tourner leur télévision, leur magnétoscope, leur téléphone... Linux est devenu un standard reconnu.

Bien sûr, en ce qui concerne les ordinateurs, nous sommes encore très petits comparés à Windows et à Mac OS. Mais nous connaissons chaque année une croissance de 100 % en nombre d'utilisateurs, ce qui est un véritable succès [soit environ 16 millions d'utilisateurs aujourd'hui contre 8 millions fin 2008, NDLR]. Nous sommes très heureux d'avoir fait des progrès en termes de facilité d'installation, de simplicité d'utilisation, mais il nous reste encore beaucoup de choses à accomplir. Nous avons beaucoup de travail avant qu'Ubuntu ne soit le système d'opération que tout un chacun souhaite utiliser.

Du point de vue de l'utilisateur, quelles sont les raisons qui peuvent pousser à passer à Ubuntu ?

Il y a plusieurs raisons de franchir le pas. Nous constatons que beaucoup de personnes qui ne sont pas des experts de l'informatique, qui ont une machine un peu ancienne, apprécient particulièrement le passage à Ubuntu. Cela leur permet de donner une deuxième vie à leur ordinateur : nous avons mis l'accent notamment sur le confort d'utilisation d'Internet. Pour quelqu'un qui n'est pas un spécialiste, pouvoir surfer simplement et rapidement, sans avoir à se préoccuper des virus, c'est important. Nous constatons également que beaucoup d'utilisateurs installent Ubuntu sur leur deuxième machine : cela leur permet d'avoir un grand confort d'utilisation sans avoir à débourser des sommes importantes pour un système d'exploitation propriétaire.

En ce qui concerne l'autre bout du spectre, les informaticiens et les utilisateurs avancés, les retours que nous avons montrent qu'ils apprécient la capacité d'innovation et de modification d'Ubuntu, et le fait que ce soit un logiciel open source. C'est d'ailleurs le système d'exploitation qu'utilisent les développeurs de Google.

L'une des principales innovations de Karmic Koala est le centre logiciel (software center), le système d'installation de logiciels, qui a été revu. Cette modification a fait l'objet de critiques, notamment parce qu'elle accorde une place plus large aux logiciels propriétaires.

Oui, c'est un choix que nous avons fait. Nous sommes pragmatiques : si nous voulons que le logiciel libre se développe, il doit s'ouvrir davantage. Les gens veulent pouvoir lire des DVD et installer Flash sur leur ordinateur [deux fonctionnalités qui nécessitent l'installation de logiciels propriétaires, NDLR]. Je comprends que certains développeurs pensent que c'est une mauvaise idée, et que tout logiciel devrait être open source, mais au final, nous considérons que l'utilisateur doit avoir le choix.

La deuxième évolution apportée par cette version est l'inclusion d'Ubuntu One, un disque dur virtuel qui stocke les données sur un serveur consultable de n'importe quel ordinateur relié à Internet. L'avenir est-il à l'informatique dématérialisée ?

Je crois en tout cas que les applications qui utilisent Internet sans passer par un navigateur sont promises à un avenir brillant. Jusqu'à très récemment, la seule manière d'utiliser les ressources d'Internet était d'utiliser un navigateur. Dans les mois à venir, Internet sera présent directement dans les applications, sur le bureau. C'est ce qu'on voit dans le développement des clients pour le site Twitter : de très nombreux utilisateurs passent par un logiciel dédié pour consulter ou mettre à jour leur compte Twitter, sans jamais utiliser leur navigateur Internet. Nous n'en sommes qu'aux balbutiements de ces applications.

En avril sortira Lucid Lynx, la prochaine version d'Ubuntu disposant d'un support à très long terme de cinq ans. Sur quoi travaillent les développeurs ?

Comme il s'agit d'une version pour laquelle nous proposerons des mises à jour pendant cinq à sept ans, nous ne pouvons pas nous permettre de prendre des risques importants, par exemple en insérant des fonctionnalités radicalement nouvelles. Le plus gros du travail a lieu sur la version serveur : nous voulons proposer une meilleure intégration avec des services d'informatique dématérialisée existants, comme celui d'Amazon. Cette version permettra également de créer son propre service dématérialisé. Et comme nous travaillons de plus en plus avec des entreprises, comme Google, qui ont besoin de dizaines de milliers de serveurs, nous continuons à améliorer la structure d'Ubuntu.

Pour l'utilisateur classique, les changements seront essentiellement cosmétiques, avec une meilleure organisation de l'espace de travail et un soin apporté aux détails graphiques, mais il n'y aura pas de révolution majeure.

Vous avez déclaré que Windows 7 constituait une "amélioration substantielle" par rapport aux précédentes versions. C'est un peu surprenant de la part de quelqu'un qui propose une alternative au système d'exploitation dominant...

Je le pense sincèrement : l'équipe de Windows a fait un bien meilleur travail sur cette version. Ils ont simplifié l'interface, amélioré les performances et supprimé certaines des fonctionnalités les plus agaçantes de Vista. Sur certains points, nous avons la même vision de ce qu'un système d'exploitation devrait être : simple et solide. Mais nous avons des différences très importantes : nous pensons que les utilisateurs veulent aussi pouvoir prendre le contrôle de leurs logiciels, les partager et les améliorer eux-mêmes.

Quelle est aujourd'hui la situation financière de Canonical, la société qui distribue Ubuntu et que vous dirigez ? Comment fonctionne une entreprise de logiciels qui distribue ses programmes gratuitement ?

Tous nos logiciels sont effectivement open source et nous les distribuons donc gratuitement. Notre principale source de revenus, ce sont les services aux entreprises : nous agissons comme consultant, nous formons les équipes à l'utilisation de nos logiciels... Nous proposons aussi des services payants aux utilisateurs individuels : il y a par exemple une version étendue d'Ubuntu One qui donne accès à une plus grande capacité de stockage, contre un abonnement mensuel. Et nous avons également des accords avec des constructeurs d'ordinateurs comme Dell ou Hewlett-Packard pour l'installation d'Ubuntu sur leurs machines.

Canonical compte environ 300 employés, un peu partout dans le monde. Nous ne sommes pas encore rentables, mais nous nous concentrons pour l'instant sur la croissance de notre nombre d'utilisateurs.

Cinq ans après son lancement, quel regard portez-vous sur la manière dont Ubuntu a évolué ?

Eh bien, nous sommes particulièrement fiers de l'influence que nous avons eu sur la communauté du logiciel libre. Notre credo, c'est de nous concentrer sur les besoins de l'utilisateur ; auparavant, la communauté créait d'excellents logiciels, mais principalement destinés à d'autres développeurs. Mais un logiciel a beau être excellent, si mes parents ne peuvent pas l'utiliser, c'est du gâchis. Nous avons contribué à faire venir d'autres talents vers le logiciel libre, des artistes, des documentalistes... Qui ont eu une influence importante sur la manière dont nous concevons les logiciels.

Nous avons aussi des regrets, bien sûr. Nous avons en bonne partie raté le tournant des systèmes d'exploitation pour téléphones mobiles, notamment. Les premiers portables utilisant Moblin, le projet open source que nous soutenons, sortiront courant 2010, ce qui est un peu tard.

Plus globalement, je crois que Linux et Ubuntu vont poursuivre leur croissance. Gagner des utilisateurs sur Windows est une tâche très difficile ; mais je suis persuadé que Linux et Ubuntu resteront des acteurs majeurs de l'évolution des logiciels.

Propos recueillis par Damien Leloup