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Philippe
Longtemps tenue secrète, au point d'avoir été surnommée No Such Agency (l'agence qui n'existe pas), l'existence de la NSA fut révélée par un pacifiste de 25 ans, ancien analyste de l'agence, en 1972. Tombée dans l'oubli, son histoire n'avait étrangement jamais été racontée.
La CBC, chaîne publique canadienne, vient discrètement de mettre en ligne The Fifth Estate: The Espionage Establishment, un documentaire initialement diffusé le 9 janvier 1974 (verbatim). On y voyait d'anciens agents des services de renseignement américains expliquer la guerre de l'information qu'ils menaient contre les communistes, et pas seulement.
L'image chancelle parfois (effet VHS), le format de l'image est carré (on est très loin du 16/9), le son crachotte parfois un peu (on dirait un vinyle) et le commentaire (viril) fait très "Mission Impossible", mais le document vaut tout autant pour son caractère historique que pour l'histoire de l'un de ses personnages.
Thomas Braden, journaliste et ancien responsable de la CIA, y revient ainsi sur l'Opération Mockingbird qui, pour influencer les médias des États-Unis et à l'étranger, n'hésitait pas à financer (sans qu'ils ne le sachent, via des fondations américaines) syndicats (il cite Force Ouvrière) et responsables politiques européens de gauche, notamment en France et en Italie, où le parti communiste, susceptible de gagner les élections, représentait un "réel danger" (Braden mentionne notamment Henri Fresnay, ancien grand résistant et candidat malheureux de la SFIO aux élections législatives de 1958).
Leroy Fletcher Prouty, lui aussi ancien responsable du renseignement américain, y prédisait qu'au vu du nombre de satellites militaires américains d'espionnage et d'observation, les services de renseignement US deviendraient bientôt des "Big Brother" du marché des produits internationaux : "si nous en savons plus sur l'état des champs de blé canadiens, russes ou chinois, sur les dégâts qui y ont été causés par la sécheresse ou des inondations, que les ministres de l'agriculture du Canada, de la Russie ou de la Chine, ou n'importe laquelle de leurs administrations, est-ce que nous le partagerons avec le monde entier, ou bien garderons-nous l'information pour nous ?"
En 1972, la France travaillait déjà avec la NSA
Le documentaire propose aussi le témoignage choc (pour l'époque) d'un certain Winslow Peck, présenté comme un ancien agent de la NSA, qui explique comment la National Security Agency surveillait les communications de la quasi-totalité des gouvernements et ambassades dans le monde entier, et cassait leurs codes secrets.
Peck y révélait que les USA avait signé un traité secret avec le Royaume-Uni, UKUSA, pour se répartir les pays et régions du monde à surveiller, puis fait de même avec le Canada et l'Australie, afin de pouvoir écouter le monde entier, mais aussi que les Etats-Unis travaillaient avec un certain nombre d'autres pays, qualifiés de "3rd partners" (Brésil, Afrique du Sud, Bolivie, Portugal, Philippines, France, Allemagne de l'ouest, Ethiopie, Japon, Inde, Grèce, Israël, Turquie, Iran, Italie, Thaïlande, Indonésie, Corée du Sud), qui partageaient certaines de leurs écoutes et interceptions avec les 4 pays anglo-saxons, via la NSA, sans pour autant recevoir beaucoup d'informations en retour.
Perry Fellwock (son vrai nom) est bien moins connu que Daniel Ellsberg (à l'origine des Pentagon Papers) ou Edward Snowden, mais c'est lui qui, le premier, révéla l'ampleur des programmes d'espionnage de la NSA et de ses alliés. Tombé dans l'oubli, son histoire n'avait jamais été racontée, jusqu'à ce qu'Adrian Chen, un journaliste de Gawker ne parvienne, 40 ans après, à le contacter, et à le convaincre de se raconter, en décembre 2013, dans un passionnant portrait.
Et ce ne fut pas aisé. Au téléphone, Fellwock lui avait expliqué qu'il ne faisait pas confiance aux journalistes, que plusieurs de ceux qu'il avait rencontrés dans les années 70 travaillaient pour les services de renseignement. Puis que sa famille et ses avocats lui avaient déconseillé de s'exprimer, au vu de la façon dont étaient traités les autres lanceurs d'alerte aux Etats-Unis (voir Snowden et la nouvelle « chasse aux sorcières »).
De la guerre du Vietnam au pacifisme
En 1972, Fellwock, qui avait alors 25 ans, avait contacté les éditeurs de Ramparts, un magazine progressiste US opposé à la guerre du Vietnam, leur expliquant qu'il était un ancien combattant de l'US Air Force rattaché à la NSA, et qu'il voulait révéler au grand public l'ampleur du système d'écoute et d'interception déployé par les USA : "J'étais prêt à faire n'importe quoi pour stopper la guerre. J'étais fou".
Etudiant en archéologie, passionné d'antiquité, Fellwock, persuadé qu'il lui serait impossible d'échapper au service militaire, avait intégré l'armée de l'air en 1966, estimant que ce serait probablement le meilleur moyen d'éviter les combats. Pendant son entraînement, il fut approché par trois militaires qui -il l'apprit plus tard- travaillaient pour la NSA. Après avoir passé une batterie de tests, Fellwock fut recruté comme analyste à la NSA : "leur principale préoccupation, c'était ma vie sexuelle : ils voulaient savoir si j'étais homosexuel".
Affecté dans un poste d'écoute en Turquie, en tant qu'analyste de l'activité de l'armée de l'air soviétique, Fellwock était alors persuadé de contribuer à éviter une troisième guerre mondiale, dans la mesure où "puisque nous savions tout ce qui se passait, nous avions la possibilité de pouvoir l'éviter".
En 1968, sa curiosité l'emporta sur son aversion pour les combats, et il décida d'aller au Vietnam, quelques semaines avant que les Vietcongs ne lancèrent l'offensive du Têt, qui changea sa vision de la "guerre froide" : en Turquie, ses collègues avaient été apaisants, et rassurants ; au Vietnam, il était entouré de gens cherchant à survivre aux échanges de tirs et aux bombardements, ainsi qu'à la paranoïa de soldats ivres : "tout le monde se méfiait de tout le monde... Chacun haissait chacun".
Quelques semaines plus tard, il inspecta un territoire qu'il avait contribué à faire bombarder, pendant 36 heures, à raison de 30 tonnes d'explosifs par heure. La culpabilité qu'il ressentit au vu du nombre de cadavres qu'il y découvrit l'incita à demander son rapatriement aux USA. 13 mois après avoir été missionné au Vietnam, il y reprenait ses études, en 1969.
Le 4 mai 1970, la Garde nationale de l'Ohio fit feu contre des étudiants manifestant contre la guerre du Vietnam, tuant 4 étudiants pacifistes, et Fellwock commença à militer aux côtés des mouvements pacifistes.
Un WikiLeaks avant l'heure
En juin 1971, Daniel Ellsberg faisait paraître dans le New York Times les premières feuilles de ses Pentagon Papers, ce qui donna l'idée à Fellwock de contacter Ramparts, espérant que ses révélations pourraient elle aussi faire scandale, voire contribuer à faire cesser la guerre.
Ce qui les intéressait aussi, à l'époque, c'était de dénoncer la "farce" de la guerre froide, dans la mesure où la NSA dominait largement, en matière d'interception des télécommunications, les pays communistes. Pensant aider les journalistes à préparer un article, Fellwock passa des heures à leur expliquer ce que faisait la NSA. Ramparts préféra publier le verbatim de l'interview (pdf / html / version française), qualifiée de "mémoires", qui firent scandale, et révélèrent, pour la première fois, l'ampleur de l'espionnite des Alliés anglo-saxons.
Dans la foulée, Fellwock créa avec un autre ancien agent du renseignement américain un Comité d'action/recherche sur la communauté du renseignement (CARIC), plus un journal, Counter-Spy, dont l'objectif ressemble étrangement à celui de WikiLeaks : surveiller les surveillants, et révéler les abus des services de renseignement.
En 1975, comparant les noms des diplomates américains présents dans les ambassades avec les incohérences de leurs curriculum vitae, ils publient les noms de 250 espions présumés de la CIA. Quelques jours plus tard, l'un d'entre eux est assassiné, en Grèce, par une organisation marxiste révolutionnaire. Son nom était déjà paru dans la presse grecque, et il habitait dans une maison connue pour appartenir à la CIA, mais la presse US, instrumentalisée par la CIA, accusa les lanceurs d'alerte d'être à l'origine de son assassinat. Quelques mois plus tard, Counter-Spy cessait de paraître.
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A l'époque, raconte Adrian Chen, la CIA avait constitué une équipe de 12 personnes pour discréditer Ramparts ; les lanceurs d'alerte partaient du postulat que leurs conversations téléphoniques étaient surveillées, vivant sous pression, de façon quasi-paranoïaque.
Lors d'une de leurs réunions secrètes, Doug Porter, un des journalistes de Counter-Spy, fut accusé par Fellwock d'être un espion chargé de ruiner sa vie : "c'était comme dans un mauvais film, a-t-il expliqué à Chen: j'étais accusé d'être "trotskyste", ou un agent de la police. Jamais je ne pardonnerai à Fellwock ce qu'il m'a fait".
La vision que Fellwock se faisait alors du monde était somme toute simpliste, souligne Chen : le capitalisme était le diable, et la seule explication de ce pourquoi les USA poussaient ses espions à faire des choses diaboliques. Counter-Spy et le CARIC avaient, de fait, contribué à révéler l'existence de programmes d'assassinats au Vietnam, et largement couvert l'assistance portée par la CIA à plusieurs dictateurs sud-américains.
LE premier recadrage de la NSA
Suite aux révélations de Fellwock, mais aussi et surtout suite au Watergate, le Sénat américain décida d'enquêter sur les pratiques des services de renseignement US, révélant de nombreuses pratiques illégales dans ce qui fut probablement la plus vaste entreprise de déclassification de documents et d'investigation sur les pratiques de la CIA, du FBI et de la NSA.
Entre autres choses, les sénateurs découvrirent l'existence du Projet Minaret, qui permit à la NSA d'espionner les télécommunications de 1650 citoyens américains, dont de nombreux opposants à la guerre du Vietnam, mais aussi Jane Fonda, Martin Luther King et... Franck Church, le président de la commission sénatoriale.
Ce dernier déclara alors qu'"aucun Américain n'aurait de vie privée si cette capacité de tout intercepter -conversations téléphoniques, télégrammes, qu'importe. Il n'y aurait plus aucun endroit où se cacher", expression reprise par Glenn Greenwald comme titre du livre qu'il a depuis consacré aux révélations Snowden.
Une des conséquences de cette commission fut l'adoption du Foreign Intelligence Surveillance Act, en 1978, qui visait à encadrer les pratiques de surveillance physique et électronique, contournée par la suite lorsque Bush autorisa la NSA a recommencer à espionner les Américains, suite au 11septembre 2001.
Mais à la fin des années 70, Fellwock commença à douter : "Beaucoup de mes amis m'ont pris pour un fou. Mais en 1980 j'ai réalisé que je n'avais plus rien à faire dans la sphère politique. Alors je suis allé à New York et j'ai commencé à travailler pour les banques".
Dans les années 80 et 90, Fellwock travailla dans les services informatiques de plusieurs grandes banques aux USA et au Royaume-Uni, sans jamais révéler ni revenir sur son passé de lanceur d'alerte, et ce jusqu'au 11 septembre 2001, date à laquelle il quitta son bureau du World Financial Center, situé à deux pas du World Trade Center, quelques heures avant les attentats.
Aujourd'hui, Perry Fellwock, 67 ans, vit à Long Island, il est devenu antiquaire, et ne s'intéresse plus à la politique ni aux actualités.
Pour lui, "Snowden est un patriote", qu'il "admire", même s'il estime qu'il n'aurait pas du fuir le pays, et faire face à ses responsabilités.
Deux choses au moins séparent Fellwock de Snowden : dans les années 70, ils étaient anticapitalistes, quand Snowden, Assange et nombre des contempteurs de la NSA sont plutôt des libertariens. Mais surtout, Fellwock n'a jamais été poursuivi par les autorités, qui préféraient ne pas crédibiliser ses révélations, et leur donner encore plus d'écho médiatique.
Celui qui révéla l'existence de la NSA.
C'était il y a 41 ans. Il n'avait plus parlé depuis.
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