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El Roslino
Le journal n'a pas seulement été le premier média généraliste à ouvrir ses pages à l'univers vidéoludique, il l'a d'emblée considéré comme un objet culturel et artistique plutôt qu'un phénomène commercial.
«C'est la première fois depuis l'âge de la pierre, quand les bipèdes ont commencé à broder des légendes le soir autour du feu, qu'un personnage de fiction à visée identificatoire et addictive est directement issu du chaudron informatique.
La tragédie classique et le soap opera, le roman et la BD, sans oublier les lourds studios hollywoodiens, ont désormais un nouveau concurrent, non seulement dans la course aux dollars mais aussi dans la mise en plis de l'imaginaire collectif : un mutant surgi dans la lignée génétique des videogames.» Nous sommes le 26 juillet 1997.
Robert Mitchum et James Stewart viennent de disparaître, One Piece fait ses premiers pas dans le jump, et Libération consacre sa couverture à Lara Croft, «la nouvelle Eve immatérielle». Façon de marquer le coup d'un emballement mondial qui voit les créateurs de mode ou U2 s'arracher des bouts de l'icône du jeu Tomb Raider.
Mais Libé ne se contente pas de noter le phénomène commercial et la révolution future qu'il dessine pour les industries culturelles. Le journal parle également de l'œuvre pour ce qu'elle est, de ses qualités plastiques, de sa dramaturgie, de sa technique. La couverture du journal figure depuis dans toutes les histoires françaises du jeu vidéo comme un marqueur de noblesse, de reconnaissance du jeu vidéo au-delà des cercles de joueurs et de la presse spécialisée.
Journaliste au service Culture, Olivier Séguret a une trentaine d'années lorsqu'il découvre ce qui est alors largement vu comme un média pour ados. Une nuit d'envoûtement autour de Metroid, sur Nintendo NES, avant de succomber pleinement avec la première Playstation et ce Tomb Raider.
Quand il s'empare du jeu vidéo et l'installe dans les pages de Libé, il le fait avec l'œil et les méthodes du critique cinéma qu'il est. En rupture avec l'approche de la presse spécialisée - surtout celle des années 90 - qui observe le jeu vidéo à travers le prisme du test consommateur, notant la qualité des graphismes ou du son comme d'autres évaluent la tenue de route d'un véhicule.
Dès le départ, il y a l'idée de ne pas séparer le jeu vidéo des autres registres du sensible, du beau, des arts. Tout en reconnaissant ses qualités propres.
Le geste installe une tradition à Libération (et essaime ailleurs, aux Inrocks par exemple), où la question de la légitimité du jeu vidéo comme art ne s'est jamais vraiment posée. A l'époque, la rédaction de Libé joue peu, voire pas du tout, aux jeux vidéo (un peu plus aujourd'hui) mais elle fait confiance à ses journalistes. Parler du jeu vidéo dans les années 90, c'est s'emparer d'une pratique populaire installée, et dont la pérennité prouve qu'elle ne tient plus du simple feu de paille comme on a pu le croire à la fin des années 70.
Installer le jeu vidéo dans la presse généraliste, c'est d'abord rendre compte des mouvements de la société et de la culture, de pratiques largement étrangères au lectorat du journal avec un langage compréhensible par tous.
L'affaire est d'autant plus retorse que le jeu vidéo est par nature un art de l'hypercommercialité, indissociable de l'état de la technique et de ses conditions de production. Le langage critique doit se doubler d'un nécessaire compte rendu de l'état de l'industrie. Libération le fait dans la chronique hebdomadaire «Moi, jeux», tenue par Olivier Séguret, et dans le podcast Silence, on joue, où depuis seize ans des points hebdo sur l'actualité de l'industrie se mêlent à une dimension critique pratiquée sur le mode du débat.
L'émission étant un rare espace de pluralité, quand en une trentaine d'année la situation n'a guère évolué, à Libération comme dans le reste de la presse généraliste : si le jeu vidéo s'est taillé une place dans la plupart des rédactions, il ne s'est pas institutionnalisé au point d'avoir plusieurs journalistes spécialisés.
C'est dans cet espace commun que constitue Silence on joue, ouvert notamment aux journalistes d'autres rédactions, que Libération rendra le mieux compte de l'explosion de la scène indépendante et de la diversité du jeu vidéo écartelé entre des superproductions aux budgets qui se comptent en centaines de millions de dollars et des créations en solo.
Si l'idée d'approcher le jeu vidéo de la même manière qu'un autre champ artistique reste, le discours évolue. On a appris à se méfier, par exemple, d'une industrie du fun qui dissimule une grande brutalité. Des joueurs, durant l'épisode du Gamergate et des vagues de harcèlements envers les créatrices qui en ont découlé. Des entreprises, scrutées notamment à travers des enquêtes sur les coulisses d'Ubisoft ou des écoles de jeux vidéo.
Si combat pour le jeu vidéo il y a, c'est un combat commun à mener pour préserver des espaces critiques mis à mal par la crise de la presse et l'émergence d'un discours forgé par des streamers aussi influenceurs qu'influençables.
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