Vous n'êtes pas identifié.
Pages: 1
Réponse : 0 / Vues : 241
El Roslino
Dans un redoutable puzzle d'images, la compagnie belge Berlin joue sur le vrai et le faux pour raconter une histoire de la ville allemande.
Yves Degryse, Geert De Vleesschauwer, Chantal Pattyn, Friedrich Mohr et Bas De Caluwé, dans « The Making of Berlin », par le collectif Berlin, dans les studios de la radio Klara, à Bruxelles, le 1er février 2022.
Quelle histoire ! Voilà ce que l'on se dit, dans les premiers moments de The Making of Berlin, spectacle vertigineux et troublant présenté au Centquatre, à Paris. Très vite, le point d'exclamation se transforme en point d'interrogation. Faut-il ici parler d'histoire avec un grand ou un petit « h » ? « L'Histoire avec sa grande hache », comme disait Georges Perec, frappée du sceau du réel, ou avec un « h » minuscule, qui ressortirait de la fiction ?
Toutes ces questions et bien d'autres, le groupe Berlin les pose en un puzzle redoutable, qui brouille les frontières. Pour ses vingt ans d'existence, cette compagnie anversoise, créée en 2003 et qui travaille à la lisière du document et de la fiction, du théâtre et de la vidéo, a voulu créer un spectacle sur la ville qu'elle avait choisie pour se nommer elle-même.
En apparence, l'affaire semble relever de la démarche documentaire la plus classique. Enquêtant sur Berlin, les membres du collectif rencontrent un vieil homme étonnant, qui semble synthétiser les contradictions et les fractures de l'histoire de sa ville. A la fin de la guerre, au printemps 1945, Friedrich Mohr était régisseur d'orchestre à la Philharmonie de Berlin. Il n'était ni résistant ni nazi, se tenant comme beaucoup d'autres dans une zone grise, protégé par son statut dans une institution considérée comme une vitrine par le régime hitlérien.
Une émotion indicible
Alors que Berlin était sous les bombes, aux tout derniers jours de la guerre, il a conçu un projet fou. Il s'agissait rien de moins que de jouer la Marche funèbre de Siegfried (sublime interlude orchestral du Crépuscule des dieux, de Wagner), en séparant l'orchestre en six groupes, répartis dans des bunkers de la ville et connectés au chef d'orchestre par liaison radio. Arracher un peu de beauté à l'horreur, à la disparition. Le projet, bien entendu, n'a pas abouti.
Sidérés - comme nous - par cette histoire, le metteur en scène de Berlin, Yves Degryse, et son équipe conçoivent alors le dessein de réaliser le rêve de Friedrich Mohr, soixante-dix-huit ans plus tard. L'Opéra de Flandre et son chef, Alejo Pérez, disent banco. Des caves sont trouvées dans les sous-sols d'Anvers ou de Gand, qui feraient office de bunkers. Sauf que la vérité s'effrite par petits bouts, se pulvérise au fur et à mesure que le spectacle, dans sa forme même, égare le spectateur en mettant en scène le « making of » (« la fabrication ») du spectacle lui-même.
Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Douze spectacles et festivals à réserver pour avril
Friedrich Mohr est-il Friedrich Mohr ? Le projet Siegfried a-t-il jamais existé ? Les (vrais ? faux ?) historiens convoqués dans la pièce décèlent des indices troublants quant à la véracité de l'histoire qu'il raconte, à coups de photos d'archives et de recoupements de dates. Sommé de s'expliquer, Friedrich Mohr prononce cette phrase qui est au cœur de The Making of Berlin : « Mon histoire est vraie. Elle n'a jamais eu lieu, mais elle est vraie. » Le projet Siegfried, dans sa version 2023, s'accomplit alors : l'Orchestre de Flandre, séparé (à l'image, du moins) en différents groupes comme autant de pièces d'un puzzle, joue le passage du Crépuscule des dieux. Et cette résolution provoque une émotion indicible, comme si le rêve du vieil homme rencontrait la réalité d'un désir de réparation collective.
Réponse : 0 / Vues : 241
Pages: 1