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Camilla dans «Connasse», c'est elle. Rencontre avec l'héroïne, bien élevée en réalité, de la série courte de Canal +. Son personnage est une dingue, asexuée et bourrée de TOC qui se fiche de tout sauf d'elle-même. Un miroir de notre époque ?
Scène archi-connue. Vous êtes assis à la terrasse d'un café, en compagnie de trois femmes, à côté d'un con. Vous savez à quoi on les reconnaît, les cons : ils sont interventionnistes. Ils adorent répondre à une question qu'on ne leur a pas posée. Par exemple : ça fait quoi de jouer Connasse ? Une telle question rend le con loquace, puisqu'il assimile la connasse à une promise. Mais il a tort : la connasse n'est pas la compagne du con. D'ailleurs, la connasse à qui cette question s'adresse s'appelle Camille Cottin - Camilla à la télé - attablée avec ses deux auteurs Eloïse Lang et Noémie Saglio, ambiance Girls just want to have fun.
Un archétype, en dehors des clous.
Connasse, c'est la série brève de Canal + diffusée en clair, cent secondes de caméra cachée produite par Silex Films et lancée à la rentrée. Un Jacques Legros sous MDMA, comme si David Fincher avait retrouvé la caméra cachée. Diffusée à l'origine au cours du Before du Grand Journal, la pastille multi-cliquée et pluri-tweetée a été promue ; elle prend place désormais dans le Grand Journal. Connasse et non «la» connasse, parce qu'il s'agit des aventures d'un archétype, quelqu'un qui n'a pas fait sienne les règles du vivre ensemble. Une femme qui ignore que l'on ne propose pas au square, à un enfant qui a faim, de manger du sable. Une créature qui ne sait pas que l'on ne rentre pas dans une animalerie pour demander un animal aussi doux que son manteau ; que c'est déplacé de téléphoner à une copine, depuis un taxi, en disant sa crainte que le chauffeur vous viole.
Avant de rencontrer Camille Cottin, une question vous taraude : connasse, c'est un rôle de composition ? Il suffit de regarder la jeune femme, envahissante sur l'écran, menue dans la vie, pour avoir la réponse. Mais comment fait-elle pour incarner si bien cette allumée ? Euh... Peut-être parce qu'elle imite sa mère, une mère qui dit ce qu'elle pense. Et comment fait-on pour se glisser dans la peau du personnage ? «Il faut être complètement connasse, sans demi-mesure. Sinon, ce serait trop cruel. S'ils sont confrontés à une fille défiltrée, les gens pensent que c'est moi qui ai un problème, pas eux.»
Illustration : en visitant un appartement où elle a tout essayé, y compris les toilettes, porte ouverte, la personne de l'agence immobilière a réellement pensé avoir affaire à une échappée de l'asile. Autre atout pour incarner Camilla, être Parisienne : «A Londres où j'ai vécu adolescente, remarque Camille Cottin, Connasse ne survivrait pas un instant. Un exemple : là-bas, j'avais décidé de ne pas faire la queue pour monter dans le bus. Le minimum syndical pour Camilla... La réaction des Londoniens m'a convaincu de ne plus jamais essayer.» Du coup, jusqu'ici, la série s'est tournée presqu'exclusivement à Paris. «Ah bon, parce qu'il y a une autre ville en France ? s'interroge Camilla. Ah oui, Cannes...»
Sans surmoi ni sexe.
Contrairement à ce que son nom indique, Connasse n'a pas de sexe : c'est un «ça» qui a définitivement rompu avec tout surmoi. Cette fille n'a pas d'inhibitions mais elle a des TOC. Obsédée par l'hygiène, en guerre contre son odorat, elle souffre d'une impatience maladive. Elle a tous les âges, parfois très vieille, à d'autres moments très jeune. L'ensemble est drôle, rythmé, avec ce montage cut qui est devenu, depuis Bref, la marque de fabrique des programmes courts à succès. Pour voir Connasse, il faut oublier tout ce que l'on sait sur la bêtise. Ce terme est trompeur. En français, le con est triple. Il désigne au choix l'idiot, le salaud ou le sans-gêne. Au féminin, ça se complique plus encore, et pas seulement parce que le con est aussi ce qui rend femme. ça se complique parce que la connasse peut être perçue comme une manière sexiste de parler du sexe de la femme. Pourquoi montrer une connasse plutôt qu'un con ? «Parce qu'un type qui se gare en double file sans considération des autres, ça ne raconte pas la même histoire qu'une fille qui fait de même», explique l'un des auteurs de la série.
L'exploitation de l'ironie.
C'est entendu, donc, Connasse n'est pas sexiste : elle n'est ni anti-féministe, ni anti-rien, elle se contente de ne penser qu'à elle. Du coup, celle qui porte le nom des parties n'en a pris aucun, de parti. Camilla n'est vraiment pas près de faire une quenelle - «de toute façon, elle ne cuisine pas», précise Camille Cottin. En réalité, cet humour se distingue de celui du Canal historique, un humour souvent politique, lorsqu'il est celui des Guignols, ou plus récemment, celui du Petit Journal ou d'Action Discrète. Oui mais voilà : l'humour est devenu chose sérieuse. Produire du rire politique, c'est la certitude de devoir affronter, à un moment ou à un autre, polémiques, suspicions et procès. Avec Connasse, les patrons de Canal + peuvent dormir tranquilles. Impossible d'imaginer dans les replis de cette mini-jupe une arrière-pensée politique, un message glorieux ou douteux. La série repose exclusivement sur une ironie de situation, son intention est purement moraliste. Et comme l'écrivait Chamfort - le moraliste, pas celui qui chante Manureva - Connasse nous rappelle que «la société serait chose charmante si l'on s'intéressait les uns aux autres».
La société ? Il n'y a pas de social dans Connasse. Les individus peuvent avoir du travail et de l'argent, ou pas, ils n'ont pas de problème avec leur travail ou leur argent. Il n'y a pas de social, mais il y a de la société. Car finalement, le personnage de Connasse teste les limites de la sociabilité à une époque ou celle-ci se délite. Sa recette à elle, c'est le tout à l'ego. Elle incarne à merveille cette première génération d'individus qui a complètement oublié qu'elle vit en société. Voilà pourquoi il lui faut une chaise pour son sac et la première place dans une file d'attente qu'elle n'a pas faite. Ses contemporains ne la dérangent pas, elle les éclipse sans peine : un cours collectif de yoga se transforme en cours particulier, sans l'approbation préalable des autres participants à la séance.
Comme le Monsieur Teste de Valéry, Connasse peut dire «la bêtise n'est pas mon fort». La seule intelligence qui fait vraiment défaut à Camilla, c'est l'intelligence de la société. Et, à la manière du personnage-concept de Valéry, ce Monsieur Teste en jupon est une abstraction qui permet de mieux comprendre notre réalité. D'où une double lecture possible des aventures de la dame. Première option, pessimiste : nos contemporains sont à ce point habitués à l'absence de savoir-vivre qu'on peut piétiner les règles en Louboutin sans s'attirer la moindre remarque, ou presque. Comme si les individus étaient prêts, désormais, à quasiment tout supporter. Vous voulez une démonstration ? Facile : tambourinez aux portes des toilettes en demandant si l'occupant prend racine. Vous n'obtiendrez qu'une réaction homéopathique. Demandez à des consommateurs assis à la terrasse d'un café de garer votre voiture ? Ils obtempèrent. Les cons effectivement osent tout et c'est à cela que l'on reconnaît qu'ils ont raison. Seconde option, optimiste : il y a en nous suffisamment d'humanité pour venir en aide à notre prochain, même si celui-ci est une parfaite connasse. Nous sommes devenus infiniment tolérants aux «social freaks», c'est pourquoi Camilla peut continuer à nuire, sans se nuire.
Camilla et la «chutzpah».
Plus encore : la Connasse peut même être une «winneuse». Elle a en elle de la «chutzpah», un mot yiddish adopté par l'argot new-yorkais qui désigne un culot chimiquement pur. Un mot précieux : sans chutzpah, inutile d'espérer survivre dans un lieu ou les places sont chères comme Manhattan. Visionner Connasse permet de se former à la chutzpah. Pour les Américains, rien de grand ne s'est fait sans chutzpah, et de Steve Jobs à Oprah Winfrey, tous les héros américains se voient gratifiés d'un culot hors norme, gardant des places pour leur sac, se réservant les meilleurs plans pour les soldes. Outre-Atlantique, on estime que seuls les «sans-filtre» réussissent, dans leur vie publique comme dans leur vie privée. La chutzpah est la meilleure façon de guérir les «desperate houseviwes». Et là-bas, la méthode connasse a même été vendue sous le titre de Why men mary bitches (Pourquoi les hommes épousent des garces), signé Sherry Argov, un livre pas du tout sexiste où l'on apprend que pour garder son homme, mieux vaut prendre une place «extra large», et qu'être «extra nice» ne sert à rien, voire que cela vous nuit. Pas la peine d'offrir ce livre à Camilla, elle connaît déjà la leçon...
Reste une consolation à destination de tous ceux qui ne se reconnaissent pas en Connasse : endosser ce rôle ne vous apprend rien. Même après avoir terrorisé les vendeurs de primeurs sur les marchés, mené une blitzkrieg lors de l'ouverture des soldes, Camille Cottin reste timide comme au premier jour. Pendant notre rencontre, l'imprudente avait approché sa cigarette de la robe du voisin avocat. Lequel le lui a fait gentiment remarquer. Connasse n'aurait pas laissé impunément écraser sa cigarette, mais Camille Cottin, elle, s'est écrasée.
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