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El Roslino
L'avenue des Ramblas à Barcelone est devenue le point de ralliement des personnes souhaitant se recueillir à la mémoire des victimes de l'attentat survenu le jeudi 17 août.
Après chaque massacre islamiste, et ça n'est pas différent avec Barcelone, on constate un enchaînement de réactions sur les réseaux sociaux : «Pas d'amalgame !». Analyse d'un terme qui s'est imposé dans le débat.
Les massacres islamistes font désormais partie de la routine européenne - à un niveau toutefois plus faible, ce qui n'a d'ailleurs rien pour nous réjouir, que ce que connaissent les habitants de l'Afrique ou de l'Orient. L'horreur de Barcelone ne sera probablement pas la dernière, nous le savons. Nous nous défendrons, nous ferons en sorte que l'immonde menace d'Al Adnani, le porte-parole de Daech jusqu'à sa mort l'année dernière («Nous allons conquérir votre Rome, briser vos croix et asservir vos femmes !»), ne soit que calembredaine, que les jours de cette sinistre organisation apparaissent bientôt et de notre vivant rien qu'un étrange cauchemar, que nos enfants aient même peine à y croire. Nous mettrons à bas, tôt ou tard, l'impérialisme islamiste - mais à quel prix, nul ne le sait : chacun aura noté que plus Daech perd du terrain, plus fulmine sa furie meurtrière.
Une autre routine, et nous n'y avons pas échappé avec Barcelone, c'est l'enchaînement des réactions sottes, dangereuses, soit pour leur naïveté : «Vous n'aurez pas ma haine !», «Pas d'amalgame !», «Nous vous aimons !» - soit pour leur véhémence parfois injuste. Les réseaux sociaux voient fleurir phrases toutes faites, slogans déjà éculés, provocations qui n'en sont plus. Ces derniers mois auront permis et l'explosion des quarts d'heure de célébrité et la lassitude de nombreux lecteurs, déçus de cette fausse agora.
Pas d'amalgame, clament donc ceux qui pour des raisons relevant plutôt de la psychanalyse que de la politique, veulent à tout prix exonérer l'islam. Drôle de destinée, d'ailleurs, pour un mot qui nous vient de l'alchimie arabe où il a d'abord désigné l'alliage des métaux, établie sur le modèle de l'union charnelle, djamaa. Mais à propos, n'est-ce pas l'islamisme qui rêve d'«amalgamer» l'humanité ? De la changer en un vaste magma - mot d'autre origine, mais qui, outre sa parenté sonore avec le fatidique «amalgame», ne désigne pas moins que lui le retour désiré au chaos fusionnel ?
Son but de régénération apocalyptique veut, nécessite cette fusion des hommes. La terreur étant depuis les nihilistes russes de la fin du XIXe siècle, voire depuis les Jacobins et autres Enragés de notre propre décennie révolutionnaire, le plus sûr moyen de transformation d'une société : n'amalgame-t-elle pas les individus, renversant toutes les digues personnelles, familiales ou géographiques et, faisant mentir l'instinct de sang et l'instinct d'amour, ne laissant place qu'au plus sourd de tous, à l'instinct, atomisé ou plutôt mécanisé, de survie ?
Pas d'amalgame donc : ne faites pas à une population entière ce que certains de ses enfants voudraient vous faire. Sauf qu'au passage on en oublierait presque qui a commencé cette guerre dévastatrice de la barbarie contre la civilisation. Jolie pirouette ! La peur de la «stigmatisation» participe du reste d'un retournement similaire : les héritiers de la culture judéo-chrétienne, du Golgotha, des stigmates donc, à l'heure où l'on crucifie des enfants chrétiens dont ils n'ont apparemment que faire, craignent pour les coupables et ceux qui ne savent les condamner.
C'est la règle d'or, celle à laquelle Hillel l'Ancien résumait toute la Torah, celle qui selon Jésus dit toute la foi, et tout l'amour - mais devenue folle. Noble devise qui, convertie en slogan, ne veut plus rien dire : et dans ce rien-dire gît toute la mauvaise conscience d'un Occident qui se hait, au bord du suicide.
De peur de confondre coupables et victimes, on exonère donc les coupables eux-mêmes, ces textes qualifiés de «pacifiques» par des imbéciles qui ne les liront jamais, ces massacreurs désignés comme «déséquilibrés» au mépris de toute science - et l'on fait honte aux victimes. «Vous n'aurez pas ma haine» : que des endeuillés pensent ainsi, il ne m'appartient ni de les juger, ni de les critiquer ; j'aimerais à tout le moins que ceux qui n'ont jamais souffert ne se sentent pas le droit, à cause de cet appel qu'ils ne comprennent peut-être pas, de mépriser ces autres endeuillés, plus nombreux à mon sens, ceux qui haïssent, d'une haine saine et protectrice, les assassins de leurs aimés.
Alors dans quelle mesure est-il juste de demander raison à une religion, à une culture, des crimes qui sont commis en son nom ? Disons tout de suite que l'appartenance d'un scélérat à tel ou tel culte, à telle ou telle langue ou culture, n'incrimine pas nécessairement son origine : les violences conjugales se commettent hélas d'un bout à l'autre de la planète, tout comme les viols et les meurtres, les vols et autres escroqueries. On peut du reste, né dans une foi, la rejeter complètement ou ne pas agir en fonction de ses préceptes.
La surreprésentation de diverses communautés «allogènes» dans la petite délinquance ne dit par exemple pas grand-chose de l'éthos de ces communautés : si dans la France d'aujourd'hui, beaucoup de ces délinquants sont maghrébins, l'Amérique a connu des phénomènes semblables avec les Juifs, les Irlandais ou les Italiens. C'est la condition, précaire et déracinée, de l'immigré perdu dans une société hostile, et la confrontation brutale de modèles sociaux différents, qui pourraient peut-être, plutôt que la foi ou même la religiosité, expliquer cela : personne de sérieux en tout cas n'attribuera à l'islam de ses parents les méfaits du trafiquant mulhousien Sofiane Hambli, ni plus qu'au judaïsme dans lequel il a grandi ceux du célèbre truand Meyer Lansky, ou au catholicisme ceux de la Camorra napolitaine.
Mais il existe bien par ailleurs des criminels qui se réclament, fort mal à propos, de leur religion pour agir. Peut-être trouverons-nous des voleurs juifs ou musulmans qui croient pouvoir justifier leurs délits par l'autorité de textes qu'ils n'ont pas lus ? Et après tout, on a vu des mafiosi siciliens, des camorristes et autres truands, pieux, bigots même, à tout le moins superstitieux. On m'accordera que dans ce genre de cas, la religion revendiquée est assez peu coupable. Ainsi et pour ne prendre que cet exemple, loin d'être tendre aux voleurs, la loi islamique exige leur mutilation : si tel voleur à l'étalage se dit pieux musulman, c'est donc qu'il est ou ignorant ou hypocrite, mais sa religion, en l'espèce, nous intéresse peu.
Sans doute pas la guerre de Daech, non, mais la guerre sainte tout de même, le djihad. La guerre contre les polythéistes, voués à une mort brutale et inexorable, la sourate du «Désaveu» intimant par exemple l'ordre de les exterminer : «alors tuez ces faiseurs de dieux, où que vous les trouviez ; et capturez-les, et assiégez-les, et tenez-vous tapis pour eux dans tout guet-apens !» (Coran, 9 : 5) La Sunna enregistre ce devoir, ainsi que celui d'asservir les femmes des vaincus, comme elle codifie le traitement des «Gens du Livre», juifs et chrétiens, «protégés» à condition qu'ils paient un impôt spécial, humiliés comme le stipule le Coran lui-même : «et qu'ils manifestent une grande humilité», selon la traduction de Malek Chebel, «qu'ils se fassent petits», selon celle de Mohamed Hamidullah. «Qu'ils soient humiliés», dit plus simplement Biberstein. (Coran, 9 : 29)
Les commentateurs et autres savants l'ont d'ailleurs toujours compris ainsi. Pour le Syrien du XIVe siècle Ibn Kathir, l'un des plus grands exégètes du Coran, les dhimmis devaient être privés de dignité, rabaissés. Les faits étaient hélas en accord avec le principe : humiliés par la loi comme par la coutume, laissés à la merci des puissants, des fonctionnaires, des tyrans ou des prédicateurs, les dhimmis, les juifs surtout, ne devaient leur semblant de paix qu'à cette odieuse soumission. Dire dès lors que «tout ça n'a rien à voir avec l'islam», insulte un peu trop à l'histoire, à la décence.
On peut débattre en revanche du caractère régulier des attaques de Daech et, avant lui, d'Al Qaïda. Si le djihad est prescrit, rien ne dit qu'il le soit dans ces conditions-là. Entendons-nous bien, les fondateurs de l'islam massacrèrent et pillèrent bel et bien, mais on sait par exemple que les femmes et les enfants étaient généralement épargnés - certes pour être réduits en esclavage, vendus par exemple dans les harems, mais il y a, au moins formellement, une différence entre ce genre d'oppression et le massacre systématique et indifférencié... Il semble en tout cas que ces deux organisations aient eu parfois quelque difficulté à faire valider leurs crimes, islamiquement parlant : si le ver de l'islamisme était dans le fruit de l'islam, il faut rappeler, en toute honnêteté, que nous avons aussi affaire à des développements modernes et pour partie imprévisibles, de ce très ancien «devoir de violence».
Quoi qu'il en soit, si l'Occident a su se demander au XVIe et plus encore au XVIIe siècle, face à l'ampleur des conflits religieux, ce qui dans la religion et dans la structure théologico-politique du christianisme en particulier, pouvait donner lieu à de telles aberrations, il va bien falloir que l'islam, l'Islam plutôt, l'Islam comme civilisation, le fasse à son tour. Il lui faudra sa quantité d'Erasme, de Hobbes, de Locke, sans quoi son destin ne peut être que de sombrer complètement et de ne rien laisser. La responsabilité, verticale, de l'islam même, doit être étudiée, proclamée, répétée : c'est le mérite d'un chercheur comme Gilles Kepel d'avoir montré comment le discours islamiste contemporain, fondé sur les sources les plus orthodoxes et rendu audible et applicable par les nouvelles conditions de communication et de propagande, devait être pris au sérieux et analysé.
Là où Olivier Roy, le grand adversaire de Kepel, peut tout de même avoir raison à nos yeux, et ce en dépit de sa suspecte minimisation de l'antisionisme viscéral de trop de musulmans, de la culture conspirationniste qu'il semble d'ailleurs complètement ignorer, des responsabilités doctrinales du salafisme français - c'est qu'il cherche avec un ouvrage comme Le djihad et la mort, une cause, disons, horizontale. Le fanatisme de Daech reste un phénomène humain, qui nous touche tous en tant que tel, un phénomène, en un sens, universel. L'amour de la mort du combattant de Daech ou d'Al Qaïda, le désir de s'y abîmer, de tout emporter, voilà bien des passions trop fortes et trop communes à la fois pour que seule une religion puisse les expliquer : le nihilisme dont parle l'historienne Anna Geifman dans un livre essentiel, La mort sera votre Dieu, a aussi tué, avec une rage toute semblable, ne s'autorisant pour le coup d'aucun Coran.
Non seulement ces passions sont universelles mais on constate encore qu'elles sont plus récurrentes en temps de crise : le nihilisme russe vient de là, comme peut-être nos sectes, nos groupements identitaires ou l'acosmisme potentiellement ravageur du Comité invisible. La question est donc : pourquoi l'islam ? Il y a fort à parier que la violence et l'intolérance contenues dans ses textes, conditions nécessaires, ne sont pour autant pas suffisantes à ce prurit de sang. Si la lettre des textes expliquait tout, le Lévitique, le Deutéronome et le Livre de Josué suffiraient en effet à faire de tous les juifs des daechiens ! La réponse que nous cherchons se trouve certainement tapie quelque part entre ces paroles étrangères à notre culture, ou plutôt derrière elles, et nos propres manques.