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El Roslino
C'est avec Ma gueule que Johnny Hallyday commence les concerts de Tour 66, la tournée de ses 66 ans, qui rend hommage à la mythique Route 66 qui traverse les Etats-Unis d'Est en Ouest. Il dit qu'elle sera la dernière de ses tournées, tout en la sous-titrant, non sans contradiction, Ca ne finira jamais.
Alors voilà, surgi du fond de scène, Johnny est introduit par un flot de lumière et de son. Puis tout s'arrête. Jambes écartées, micro en main, il attend, la foule frémit, en silence, il la contemple, sans bouger, sans ciller. Et puis voilà le cri : « Quoi ma gueule ?». Premiers évanouissements sur la pelouse. Soigner son entrée est une règle au music-hall. Celle-ci est inédite, parfaite.
Ma gueule fut écrite en 1979 par Gilles Thibaut, un habitué des adaptations des rocks anglo-saxons en français, attaché à Johnny Hallyday pendant dix ans, de 1965 à 1975, puis à Claude François. Les années 1970 sont dures à Hallyday. Alcool, drogue, folie de sa tournée Rock n'roll Circus en 1972, alors qu'il entretient une liaison dangereuse avec la chanteuse Nanette Workman. En 1979, Hallyday a le visage bouffi.
Gilles Thibaut cherche une nouvelle chanson pour son interprète favori. Il se souvient de notes prises en 1974, alors qu'il venait de croiser dans un studio Alice Sapritch, actrice à la « gueule » tordue, une laide qui devint belle par son talent, et son style : le fume-cigarette, le chignon, l'oeil noir. Le croisant en studio, cette dernière lui dit : « Tu devrais m'écrire une chanson, D'ailleurs, j'ai le sujet et le titre : Ma gueule ». Ma Gueule n'est pas née dans la gaité. D'ailleurs, le compositeur, Pierre Naçabal, s'est suicidé, après avoir été accusé de plagiat. Il s'était acheté une maison avec les royalties de la chanson, mais la justice avait bloqué ses revenus. Il en est mort.
Pour Hallyday, l'année 2009 sera donc celle des adieux. L'idole nationale se passera désormais des tournées marathons, il ne jouera plus aux Dieux du Stade, ne s'imposera plus les camions 12 Tonnes, les nuits blanches, les hôtels anonymes. Alors, il soigne aussi sa sortie : en chantant Et maintenant (« que vais-je faire, à tout ce temps qui reste à ma vie »), de Gilbert Bécaud, à la base une histoire d'amour, prise ici à contresens. Un des grands titres du patrimoine français.
Johnny est certes un rockeur, mais il s'inscrit aussi dans la longue tradition du music-hall. Il sait donc que dernière tournée ne veut pas dire adieux. Un ami de Johnny, Charles Aznavour, a annoncé sa dernière tournée en 2007, a ensuite multiplié les concerts, avec cette phrase laconique : « Disons que je fais des adieux... ». Le champion des adieux prolongés fut Félix Mayol né en 1872, mort en 1941. Il annonça sa « dernière » en 1918, puis trimballa sans scrupules son Viens Poupoule jusqu'à sa véritable retraite en 1938, vingt ans après.
Dans vingt ans, Johnny qui est né en 1943, aura 86 ans, environ l'âge auquel Charles Trenet revenait au Théâtre du Chatelet, en justifiant le choix de la salle : « Je ne reviendrai jamais à l'Olympia, car j'y ai fait mes adieux à la scène il y a treize ans ».
Et si Johnny partait pour de vrai ? Inimaginable ! Un pan de la jeunesse de la France s'enfuirait, un chapitre de son histoire. Souvenirs, souvenirs : 1963. Johnny est au cinéma, en beau mec gentil dans D'où viens-tu Johnny, de Noël Howard, avec des chansons à la clé, Ma guitare, Pour moi la vie va commencer ! Le début du film se passe à Pais. Johnny est au troquet, avec sa bande de copains. C'est l'époque des blousons noirs, les terreurs des bals des samedis soirs qui se castagnent à coups de chaîne de vélos. Le Johnny du film joue au flipper. Il porte une chemise de flanelle à grands carreaux, américaine. Il est grand, le jean est son emblème. Avec ses copains, il répète, un rock, pas du tout destroy, bien au contraire : « A plein coeur vers toi mon amour / A plein coeur vers notre avenir / A plein coeur... ».
Au troquet, des malfrats lisent Paris-Turf et boivent des whiskys sur glace. Les poulets ont des DS 21, des bonnes soeurs ont des 2 CV. La petite copine, c'est Sylvie, robe bleue, dents de la chance. Pour une histoire de drogue (transportée à son insu), il s'exile en Camargue. Il y retrouve le cousin Django, beau brun picador de taureau, jaloux. Le rôle de Django est tenu par Pierre Barouh, auteur avec Francis Lay du célèbre comme nos chabadabadas... du film "Un homme et Une femme" de Lelouch. Celui du patriarche des Camarguais, par Sardou père. Tout ce beau monde abuse du pastis, et c'est une France profondément paysanne où « on parle beaucoup, mais on ne dit rien ».
Déjà sur Johnny, on porte des commentaires inhabituellement intellectuels : « Dyonisos déchiré et splendide », « Toujours entouré, toujours seul », « Condamné à être lui-même quand on attend qu'ils soient la conscience inquiète de tous ». pour répondre à cette attente, au grès des vents, Johnny le gentil se forge bientôt une autre identité : l'homme seul, le persécuté, le voyou, le marginal, l'amoureux trahi, l'homme bâtard né dans la rue.